de Claudine Houriet: L’appel du violoncelle
Une des vingt et une nouvelles de Claudine Houriet extraite de son dernier roman Tout au long de nos soifs paru en 2019 aux éditions Plaisir de lire
L’appel du violoncelle
L’inscription lui arriva en plein visage et elle fit une embardée. L’ancien réservoir sur lequel s’étalaient les énormes lettres rouge vif se dressait au bord du dernier tournant avant le sommet du col. MAMAN REVIENS. Il y avait toujours eu des publicités, des slogans politiques sur cet édifice. Elle n’y prêtait plus attention. Ce trajet, familier depuis des années, lui permettait de rejoindre le Centre hospitalier où elle travaillait. Elle connaissait parfaitement la route, en conductrice chevronnée maîtrisait les situations de neige ou de verglas sans affolement. Ce pays était le sien. Elle en savait les humeurs. Mais aujourd’hui ses jambes tremblaient. Indéniablement ce message lui était destiné. Était-ce Thomas ? Luc ? Les deux ensembles plutôt. Complices comme le sont les jumeaux. Ils entreprenaient rarement une chose l’un sans l’autre. Quel culot ! Ces lettres immenses peintes pour la troubler, tenter de la ramener à la maison ! Ne se rendaient-ils pas compte, ces ingrats, de ce qu’ils avaient déjà reçu ? Elle avait quitté leur père, mais eux n’avaient rien à lui reprocher. Elle les avait élevés de son mieux, avait été une bonne mère, tendre, rieuse, attentive. Ils avaient quinze ans. Ils pouvaient continuer sans elle. Armand serait toujours là pour eux. Un père exemplaire. Et même hors de la maison, elle restait leur mère. Le ruban de la route ondulait devant la voiture. Irritée elle le suivait en fulminant. Elle aimait ce parcours peu encombré, s’amusant à déceler l’approche des saisons, le voile rosé jeté sur la cime des hêtres à la fin de l’hiver, la tête épaisse des pétasites crevant la couche de feuilles mortes comme de grosses morilles, l’éclat précieux de la première verdure, puis l’opulence de l’été, le bariolage de l’automne et les contrastes de l’hiver découpés par le ciseau net d’un graveur. Elle avait souvent pensé qu’elle devrait écrire ce qui lui passait par la tête lors de ses trajets quotidiens. Elle n’en avait pas le temps. Même si Armand l’épaulait volontiers, il y avait sans cesse à faire quand elle rentrait du travail.
Elle mit la seconde pour le mauvais tournant du bas de la côte et, cette fois, lâcha une grossièreté à tue-tête. Sur le mur vis-à-vis d’elle s’étalait un autre MAMAN REVIENS gigantesque.
-Les petits monstres !
Le rouge lui était monté aux joues. Tant de gens empruntaient cette route. Plusieurs personnes du village également. On ne parlait que de sa désertion du foyer conjugal dans le patelin. Les gens raffolent de ce genre de ragots. Armand n’avait rien à se reprocher, et cela, chacun le savait. Une crème d’homme, elle ne le niait nullement. Sérieux, attentionné, bon père. Elle avait eu une enfance malheureuse. Il avait été un havre, une clairière de douceur après ce qu’elle avait enduré. Pendant vingt ans elle avait savouré l’existence à son côté, joui des jours paisibles, sans coups et sans injures, bâtissant sur des ruines le bel édifice d’un foyer sans histoire. Avait-elle rendu Armand heureux ? Elle le croyait. Timide, taciturne, il s’épanchait rarement. Mais il lui témoignait son amour de tant de façons. Elle s’en voulait terriblement de le faire souffrir. Le chassant de sa pensée pour ne pas éprouver la torsion violente du remords. On ne maltraite pas un type comme lui. Lâchement elle n’avait pas osé affronter son désespoir. Elle était partie, s’était enfuie de la maison plutôt alors qu’elle y était seule. La dernière lessive pliée et repassée, le gratin préféré d’Armand prêt à être enfourné, supposant stupidement que, par ces gestes ultimes de bonne mère et d’épouse parfaite, elle allégerait le chagrin des siens. Malgré la longue lettre qu’elle avait destinée à chacun, tentant d’expliquer ce qui pour eux demeurerait inexplicable, malgré les déclarations d’amour à ses fils, elle serait incomprise, elle le savait. Elle pressentait l’effondrement de son mari, la stupeur révoltée des garçons. L’adolescent qui a derrière lui une enfance heureuse reste effaré devant la volte-face soudaine d’une mère jusque-là irréprochable. L’icône parfaite qui se lézarde et se brise ouvrira en lui une brèche qui, peut-être, ne se refermera pas. Elle était consciente du mal qu’elle provoquait et jamais plus pour elle le ciel ne serait serein, malgré le bonheur vers lequel elle s’élançait. Mais une force irrésistible s’était emparée d’elle, lui donnant le courage nécessaire à la trahison des siens. Cela lui déchirait le cœur, mais on ne pourrait la faire changer d’avis. Pas même ces lettres démesurées la suppliant de revenir. S’ils avaient écrit : REVIENS MAMAN, une injonction, presque un ordre, elle aurait été moins profondément atteinte. Furieuse que les gamins qu’elle avait mis au monde se sentent le droit de la sermonner. Mais il n’y avait pas de colère dans MAMAN REVIENS. Seulement du désarroi, de la détresse.
Pourtant elle ne rentrerait pas. Les larmes coulaient sur ses joues, mais la terrible astuce fomentée par les garçons n’aboutirait à rien. Elle avait changé de vie, définitivement. Avec Armand elle avait cru connaître l’amour, pendant vingt ans avait ignoré la folie et l’intensité du sentiment qui l’habitait aujourd’hui. Elle avait été heureuse, elle ne le niait pas. Son existence était un chemin paisible au milieu des prés fleuris. Jusqu’à la fin de ses jours, elle serait reconnaissante à son mari de lui avoir offert ce paradis après le désastre d’autrefois. Jamais elle ne l’avait trompé. Des hommes lui faisaient la cour, à l’hôpital des médecins tentaient de la séduire, elle s’échappait du guet-apens de leurs bras en riant, de ce rire en cascade qui, paraît-il, était irrésistible. Elle était brune, vive, légère, avec des yeux noisette. Comme tous les maris comblés, Armand oubliait de lui dire qu’elle était belle. Ce n’était pas grave s’il n’était pas beau parleur. Quand il la regardait, quand il l’enlaçait la nuit en lui répétant les petits mots stupides des amoureux qui ne sont pas poètes, elle comprenait combien était profond, sûr et rassurant son amour. D’ailleurs ses fils, depuis leur tendre enfance, ne lui répétaient-ils pas qu’elle était la plus ravissante des mamans ? Elle lisait l’admiration dans leurs yeux. N’était-ce pas là le plus beau des hommages ?
Pourquoi ces derniers mois avait-elle multiplié en leur compagnie les excursions lointaines ? Deux jours au bord d’un lac, la visite d’un musée des chemins de fer à l’autre bout du pays. Celle d’un parc d’attractions qu’elle refusait jusque-là catégoriquement aux garçons malgré leur insistance.
-Trop cher, trop de bruit, trop de monde. Très peu pour moi. Allez-y avec votre père.
Mais ils exigeaient sa présence. Leur bonheur ne serait parfait qu’avec elle. Et voilà que soudain c’est elle qui leur proposait ce qu’ils désiraient depuis longtemps. Ils en bondissaient de joie. Inconsciemment leur offrait-elle leurs ultimes belles journées en sa compagnie ? Façonnait-elle des souvenirs heureux dans lesquels ils se blottiraient pour échapper à la souffrance ? D’habitude, fatiguée, elle appréciait de rester tranquillement à la maison lors de ses congés. Lisant sur le banc après les travaux ménagers. Accompagnant sa petite famille dans ses promenades en forêt, ses cueillettes de champignons. Somnolant sur une couverture dans le soleil pendant que ses hommes s’activaient autour du feu pour une cuisson de saucisses dans les braises. Rien n’était visible encore des bouleversements qu’elle subirait bientôt. L’horizon continuait à être serein. Et elle aurait bondi, outrée, si on lui avait prédit ce qui avançait inexorablement. La vie est capricieuse et ses pièges capturent avec délectation les êtres qui paraissent invincibles. Sournoise elle brouille et perturbe le cours des eaux les plus paisibles. Et le raz-de-marée qui brutalement élève son flot dévastateur est le pire qui soit. Ce jour-là, candide, elle s’approchait de son destin. Un éboulement avait obstrué la route, l’obligeant à un grand détour. Elle s’était arrêtée, avait téléphoné chez elle, donnant des instructions aux garçons pour le repas du soir. Elle se sentait fatiguée, le crépuscule dorait la campagne alentour. Elle décida de marcher un peu.
Elle respirait profondément, heureuse de son initiative. L’air était doux malgré la fin de l’automne, l’ocre s’étendait sur les pâtures, les dernières feuilles d’or frissonnaient au sommet des trembles bordant le chemin. Elle allait revenir sur ses pas quand elle entendit de la musique. Elle s’étonna. Pas une habitation à l’horizon. De quel instrument jouait-on ? Elle n’était pas mélomane. Pas de place pour la musique dans son enfance meurtrie. Aujourd’hui elle s’échappait, syncopée et rythmée par les basses, de la chambre de ses fils. Si violente parfois qu’elle tapait à leur porte, excédée. Elle n’en connaissait pas d’autre. A part les chansons à la mode qui passaient sur elle sans laisser de traces. Mais le son qui lui parvenait la troublait. On aurait dit une voix qui s’adressait à elle personnellement. En amie qui caresse et console. Donne envie de pleurer soudain, car c’est une plainte qui montait maintenant dans le soir. Un appel déchirant de tristesse qui fit venir les larmes à ses paupières. Puis la mélodie s’apaisa, s’adoucit dans un murmure et se tut.
Un long moment elle demeura immobile dans le silence. La grisaille avait mangé les couleurs du crépuscule. Elle aurait dû retourner à la voiture, mais elle était si émue qu’elle s’attardait. La musique continuait à résonner en elle. Comblant un manque, une béance qu’elle ignorait. Elle voulut savoir d’où elle provenait. Après un détour du chemin surgit la blancheur d’une façade au milieu d’un verger. Et la chaude lumière d’une fenêtre ouverte sur la nuit.
Cet hiver-là, elle s’arrêta presque chaque jour à cet endroit. Malgré la neige, l’heure tardive, la fatigue. Magique, la musique surgissait presque toujours. Elle était devenue pour elle une drogue. Paraissant tout connaître de son existence : la douleur de l’enfance, la sérénité des années en compagnie d’Armand, la joie, la peine, la rêverie qui était son royaume secret. Et cette mélancolie qui traînait comme une brume au fond d’elle, que personne ne devinait parce qu’elle la repoussait énergiquement sous son humeur joyeuse et le pragmatisme des gestes quotidiens. Jamais elle ne chercha à rencontrer celui ou celle qui jouait. Elle ne l’imaginait même pas. Seuls importaient les sons transmis qui l’emplissaient entièrement. A la maison ils ne la quittaient pas, s’insinuaient partout, prenaient possession de son âme. Comment était-il possible que, ni au travail ni chez elle, on ne se rendit compte du changement qui s’opérait au plus profond de son être ? Elle continuait à accomplir consciencieusement ce qu’on attendait d’elle. En automate bien rodé. Seul son amour pour les siens demeurait le même. Mais déjà s’ébauchait une vie parallèle à la leur. Déjà elle dissimulait un envoûtement qui l’éloignerait d’eux.
MAMAN REVIENS. Non, mes trésors, je ne reviendrai pas. Mais un jour, quand la colère et la rancœur se seront un peu atténuées, vous pourrez me rejoindre. Me rendre visite plutôt. Car vous resterez auprès de votre père. Vous le soutiendrez, lui redonnerez le goût de vivre. C’est ce que je vous demandais dans mes lettres. Je ne vous ai pas abandonnés. Vous demeurez l’ornement parfait de mon cœur. Je vous ai offert la vie. Faites-en quelque chose de beau malgré ma désertion. Surmontez votre peine. Et ne me jugez pas avec trop de sévérité. Plus tard, vous vous rendrez compte de la difficulté de l’existence. Et vous réaliserez que votre mère avait, dissimulée au fond de son âme, soif d’une chose que votre père était incapable de lui offrir. Malgré sa bonté et son amour. Un grain de folie qui m’habitait sans que je le sache. Et qu’un artiste avait décelé quand il s’était aperçu de mon manège. Quand il avait saisi que l’inconnue immobile dans le chemin se rassasiait de sa musique. Les premières fois étaient le fruit du hasard. Depuis toujours il aimait jouer au crépuscule devant la fenêtre ouverte. Puis il s’était mis à promener son archet sur les cordes pour celle qui se croyait invisible derrière les buissons. Au fil des semaines ce langage me devenait familier. Et je m’étonnais de comprendre si bien les états d’âme de l’artiste. D’y trouver tant de correspondances avec les miens. Enfin au printemps s’éleva un chant d’allégresse, une déclaration irrésistible qui m’a poussée sans hésiter vers la maison. J’y suis entrée et me suis assise vis-à-vis du musicien dont les doigts agiles dansaient sur les cordes pour me parler d’amour.
Mes enfants, le violoncelle m’a révélé mon âme. Auprès de celui qui le fait chanter je me suis épanouie. L’envie d’écrire qui palpitait quelque part en moi s’est réalisée. Mes poèmes sont nourris de mes rêves, de mes contradictions, de ma souffrance, des larmes que je ne puis retenir quand je pense à vous. Peut-être les lirez-vous un jour. Plus tard, beaucoup plus tard, peut-être serez-vous assis à mes côtés sur le banc, devant la volaille qui picore dans la cour. J’espère que la poule dont le plumage raffiné aux dégradés de gris dignes du plus habile des peintres vivra encore et que nous nous amuserons de son orgueilleuse prestance qui me la fait nommer Madame de Pompadour. Peut-être même, il est tout permis dans les rêves, que le luthier désormais mon compagnon vous ouvrira les portes de son atelier pour vous expliquer les mystères de son art. Qu’une nuit lointaine, à la lune décroissante, nous l’accompagnerons dans la forêt pour le regarder chercher l’épicéa parfait dont le bois de résonance donnera la table d’harmonie d’un nouvel instrument. Alors vous comprendrez, malgré votre jeunesse et le rock hard qui vous plaît, pourquoi votre mère a succombé à l’appel du violoncelle. Le pouvoir de la musique est très puissant, mes enfants. Rappelez-vous l’histoire du joueur de flûte de Hamelin que je vous lisais quand vous étiez petits…